ELISE VINCENT

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Ajouté le 18 avr. 2020

Inanimé et bien vivant – Un texte de Leyla A.


En ce temps de confinement, à la télévision, invitation à dessiner ce que l’on voit de sa fenêtre. Vue différente pour chacun, il va de soi, qu’on soit chez soi ou chez sa famille, dans une maison, un appartement, à la douce campagne ou à la ville trépidante ou encore dans le quartier résidentiel d’une petite commune ni campagne ni ville. 

On peut être en hlm ou dans le privé, dans une chambre sur les toits ou dans un duplex, dans un bâtiment plein d’histoire ou tout neuf, dans un de ces bâtiments qui ressemblent à tous les autres trois rues à la ronde, ou pittoresque, ou typique, ou à la chaine, sans originalité, sans idée, fonctionnel rien de plus. 

Un bâtiment avec terrasse ou balcon ou sans terrasse ni balcon, donnant sur une cour devenue interdite et à l’étage sur une passerelle, toute aussi interdite ( tout juste collé à son mur, éventuellement, sous sa fenêtre, contre sa porte, pour une énième cigarette). 

A quoi bon profiter de sa seule liberté, ouvrir grand ses volets et ses rideaux et pourquoi pas même ouvrir grand les fenêtres pour faire plus qu’aérer la pièce, y mettre sa tête, se laisser attraper. 

Cette vieille dame en fauteuil roulant qui reste à sa fenêtre à regarder les passants et s’il vient un enfant agité, taquin, qui lui lance un bonjour franc, avec la distance de la fenêtre qu’il ne grimpe plus, lui répond par un sourire lumineux qui veut dire « tu es un enfant, j’en ai vu d’autre, tu es un enfant plein de vie, tu illumines ma journée ». Confinée dans son fauteuil, elle attendait pour sortir, avant, pour se déplacer, que son aide arrive. Désormais, il ne lui reste plus que sa fenêtre et l’enfant qui la salue pourtant mais moins souvent car il ne sort guère, un enfant, ça ne se promène pas, ce sont les chiens, seulement les chiens. 

Aussi bien, on ne souhaite plus mettre les pieds sur l’herbe foulée, peut-être par d’autres et risquer d’emporter avec soi sous ses semelles le virus soigneusement évitée. Se déchausser devant sa porte, se laver consciencieusement les mains et le visage, au cas où, par un geste maladroit… Pourquoi prendre un tel risque. 

Faut-il envier ceux qui sont coincés dans leur maison-prison et jardin privatif, qui peuvent sans peur et sans courage le parcourir, sans toutefois le vouloir. A quoi bon avoir un jardin, toujours le même, toujours la même vue, toujours la même vie, quand l’écran de télévision nous offre un monde en plus grand et tout un monde s’y déplaçant, qui s’adresse à d’autres, personnages, invités, mais rien qu’à nous. Quand le monde, on l’oublie, plus besoin de se forcer à le traverser, à l’habiter, et si peu se retrouver, même avec ceux qui partagent nos vies, chacun sa chambre, sa cuisine et son salon, occuper la maison toute entière, la maison-prison où l’on se sent si bien. 

Un geste pourtant, en hommage à ceux qui rêvent d’une autre vue que d’autres bâtiments, une rue longée par quelques arbres, avoir plus qu’une terrasse, un balcon, une parcelle de cour qui ne nous appartient pas, une parcelle de passerelle qui ne  nous appartient pas non plus, déplier son transat, le temps d’un selfie.

Et si un jardin aux allures de parc, un parc qui longe des bâtiments, que se partagent des gens, qui ont cette intimité par le parc séparés et se font communauté par le parc liés. Faut-il l’observer dans tous ses détails jour après jour de sa fenêtre, en espérant voir un visage-ami joggant ou vaquant à des choses importantes, essentielles, vitales ? Observer ce mur au loin et chaque arbre ? Titiller le lierre qui dérange et décore la fenêtre ? 

Préserve-t-il la maison comme d’un arbre rabougri, peut-être, mais peut-être pas, un rappel à la vie, aux mots tendres de la nature, ou l’envahira-t-elle tout-à-fait ? Seul témoin de la fenêtre abandonnée, ouverte cinq minutes chaque matin pour aérer puis oublier. Oublier la vie puisque la situation le permet. Puisque le lierre est ignoré. Puisque le lierre se montre pourtant, au dehors. Pour ceux qui osent encore passer tout près, à l’affût d’un visage sans le demander, guettant sans en avoir l’air, s’affairant ou s’en donnant l’air.

Et, à force de n’y voir rien apparaitre, deviner sa présence, soulagé, satisfait, sensation intime, inexpliquée. Ce lierre qui rappelle le caractère de la maison, n’augure rien de mal ni de bon, il augure que rien ne change ou que tout est mort, il peut bien vouloir dire n’importe-quoi, mais il est là, enfin, il habille, il habite, comme si, comme s’il y avait encore quelqu’un.

Inanimé et bien vivant.


Leyla A.


Inspiré de la photo Through the Window dans la galerie Ten Days of Art

Ecrit de la poésie, des nouvelles, des contes et prépare un roman.



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Œuvres © Elise Vincent, ADAGP, Paris, 2023
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